Le spectacle a commencé. Ma poitrine résonne à chaque coup de tambour. On dirait que ma cage thoracique se vide et s’agrandit de plus en plus. Cela fait un moment que j’attends debout, je suis un peu fatiguée mais les percussions m’ont tiré de mon ennui. Le son m’enveloppe complètement, mes oreilles bourdonnent. Tout mon être vibre avec la musique, comme si je me transformais moi aussi en un énorme tambour. Le bombo con platillos, la grosse caisse à cimbales est un élément incontournable du carnaval portègne. C’est même ce qui lui donne toute sa force.
La rue est coupée pour l’occasion, les voisins du quartier sont réunis pour voir défiler les murgas, les troupes de carnavaliers. La deuxième murga de la soirée s’installe en fanfare. Les chanteurs sont déjà montés sur la scène, les grosses caisses et les danseurs restent en bas, près du public. Les plus jeunes, dix ans tout au plus (peut-être moins) ouvrent le pas un peu intimidés. Un homme soutient un étendard qui annonce le nom de la murga et sa provenance, tandis que certaines femmes brandissent de grands parapluies bariolés. Tous portent le même costume blanc, violet et orange, un chapeau haut-de-forme à plumes, une jaquette, des pantalons à franges. Un monsieur plus âgé qui semble être l’autorité suprême sur le groupe des danseurs, marque le rythme avec un sifflet.
Je sens que quelque chose de froid et mouillé se colle à mon oreille. Au milieu du tumulte je ne comprends pas ce que c’est. Je me retourne. Une dame très blonde d’une soixante d’année est l’auteur du méfait et elle rit à gorge déployée. Elle porte à la main un aérosol de mousse, un mélange d’eau et savon, et elle vise maintenant ses amies du même âge. A Buenos Aires, pas de confettis pour s’amuser. C’est étrange pour moi. Mais ici pour Carnaval c’est l’été et on a besoin de se rafraîchir. Avant l’arrivée de la troupe, la rue était un véritable champ de bataille. Les enfants se poursuivaient à grands cris, se lançant de la mousse sur le cou ou le visage. Maintenant la plupart reste tranquille de l’autre côté de la barrière et regarde le spectacle. Certains parents grondent les plus espiègles qui profitent de la distraction des adultes pour tirer sur les inconnus.
La grosse caisse est ce qui donne toute sa force au Carnaval portègne.
Sur la scène, le choeur a commencé sa chanson de présentation et exprime sa passion pour le mois de février. Le morceau est une reprise d’une cumbia très connue. Le rythme est entêtant, le refrain joyeux. Moi, comme les autres, je ne peux pas m’empêcher de battre des mains et de fredonner. Mon regard se promène ensuite de la scène aux danseurs. Je me rends compte que les costumes qui m’avaient paru identiques au premier abord, sont en réalité tous différents. La forme, les couleurs, les paillettes sont les mêmes, mais dans le dos, chaque murguero a cousu ce qui lui tient le plus à coeur. Celui-ci devant moi porte les couleurs de Boca, son club de foot. Celui-là une image de la Vierge de Luján, la sainte patronne de l’Argentine. Je distingue même le profil Juan Perón et de Evita, symbole d’un parti politique péroniste. Dans le dos des femmes, apparaissent Hello Kitty ou Betty Boop. Les enfants arborent des personnages de dessins animés. Les plus petits justement commencent à être fatigués de danser. Une adulte les prend para la main pour leur donner du courage.
Les costumes sont en réalité tous différents. Dans le dos, chaque murguero a cousu ce qui lui tient le plus à coeur.
Je ne comprends pas très bien tous les codes de la fête. On m’a expliqué que la musique, toujours des reprises de morceaux très connus, suit un ordre préétabli. Cette murga, comme la précédente, présente une chanson de présentation, une autre de critique (qui change chaque année et qui parle avec humour d’un sujet d’actualité), et un adieu. A un certain moment, le rythme change pour favoriser la danse. Le volume des bombos augmente, les voix des chanteurs montent ou se taisent, autant d’indices que les danseurs savent déchiffrer. Des sauts, des coups de pieds en l’air, les bras qui tournoient. Les franges des pantalons donnent un mouvement étrange aux corps des murgueros. Les paillettes créent des scintillements de lumières fugaces. Tout se transforme en un grand tourbillon de couleurs blanc, violet et orange. Puis arrivent les improvisations. Les danseurs prodiges éblouissent les spectateurs, bondissent, touchent le sol avec les mains, puis regardent vers le ciel comme s’ils invoquaient une force supérieure.
La transe du Carnaval est pour moi le plus surprenant de Buenos Aires.
La transe du Carnaval est pour moi le plus surprenant de Buenos Aires. La première fois, je me souviens que je suis restée jusqu’à la fin pour voir tous les groupes programmés. Cette année, comme les précédentes, j’ai voulu aller au défilé. Les portègnes de mon entourage ne comprennent pas cette fascination. Peut-être parce que depuis l’Europe, j’avais ce cliché de Buenos Aires, ville du tango et de la nostalgie, et pour Carnaval j’ai découvert une facette différente et plus ancienne de la ville. Cette tradition trouve ses origines dans les festivités des esclaves noirs de la période coloniale, plus tard imités par les immigrants italiens.
Déjà les carnavaliers font leur adieux, et promettent de revenir l’an prochain. Ils s’éloignent vers le bus scolaire qui les conduira de scène en scène pour le reste de la nuit. Les enfants reprennent place dans l’enceinte et la bataille de mousse repart de plus belle. Moi aussi je m’en vais. Mais le Carnaval m’accompagne encore. Mes pieds suivent le rythme de tambours imaginaires, et sans même m’en rendre compte, je fredonne une cumbia.
Pour connaître le programme des festivités de Carnaval, rendez-vous sur cet article de MABA blog, le guide de l’aventure à Buenos Aires des francophones.
Facebook Comments