Pour y accéder, il faut passer par les coulisses de la ville. Le parcours commence dans le quartier de Retiro où se mélangent les réalités les plus disparates: la façade opulente de la gare de train, la tour moderne de l’Hôtel Sheraton, et au fond, les masures d’un bidonville, la villa 31. Le trajet vers la Direction Nationale des Migrations part en face, entre la gare et le grand hôtel, traverse plusieurs voies de chemin de fer et quelques intersections complexes. Il y a beaucoup de feux rouges et peu de temps pour traverser, une pompe à essence et surtout beaucoup beaucoup de circulation. Des autobus, des camions en tout genre, des grands des petits des longs avec des containers de plusieurs tonnes. Ces derniers vont au port. C’est l’activité féroce, implacable, incessante d’une ruche. Klaxons, fumée, grincements de moteur. Dans cette confusion le piéton zigzague entre les voitures. Comme toujours, je suis fascinée par la vitalité de l’endroit. Ce n’est pas le plus beau de Buenos Aires, mais c’est le plus vrai. Ici la grande ville n’est pas dans le paraître, elle montre la plus grande de ses contradictions : des gratte-ciels luxueux avec vue sur le dénuement le plus extrême du bidonville. Pour moi, c’est le passage obligé pour résider dans le pays, un espèce de chemin initiatique.
Pour moi, c’est le passage obligé pour résider dans le pays, un espèce de chemin initiatique.
Je pense à tout cela tandis que je traverse la voie de chemin de fer, la voie d’un train qui ne passe jamais. Il n’y a ni barrières ni signaux ni feux rouges. On ne sait pas si elle est ou non abandonnée. J’esquive la boue sur le trottoir qui ne sait pas non plus s’il veut être trottoir ou non. Dans la fraicheur du matin, l’odeur de la viande grillée me chatouille les narines. Une dame péruvienne vend dans la rue, sur un grill noir usé par le temps, des anticuchos, un spécialité de son pays. Je ne voudrais pas que cette vitalité disparaisse, j’imagine que mon opinion ne sera pas partagée par le camionneur qui vient d’attendre vingt minutes dans les bouchons. Le changement est inévitable pour une ville aussi grande que Buenos Aires, il faut bien améliorer l’accès au port, le moderniser, le rendre digne des grandes capitales du monde. Une solution aseptisée et globalisée fera certainement perdre à cet endroit son essence. D’ailleurs, tandis que j’avance je vois déjà au loin les cônes oranges qui indiquent des travaux. Ils ont commencé. Pour l’instant, ils ne font qu’ajouter à la confusion ambiante. Il n’y a plus de limite précise entre le trottoir et la chaussée.
Après la dame des brochettes, j’en croise d’autres qui proposent des spécialités du Paraguay, de Colombie, de l’Equateur dans un caddy de supermarché ou un panier. Un garçon porte un panneau «On fait des photos 4×4 » » Rendez-vous Migraciones par Internet «. Pas de doute, j’approche du but. Je laisse sur la gauche au loin l’entrée du port. Je longe maintenant les bâtiments ultra modernes de las Catalinas, de l’autre côté de la voie de chemin de fer. Je traverse la dernière rue, je me rapproche du Rio de la Plata sans que je puisse le voir. Les rues auparavant désertes se peuplent désormais de nombreux passants. Nous allons tous dans la même direction. Certains sont très formels, avec leur serviette sous le bras, d’autres, moins habitués au maniement de dossiers, portent toutes les feuilles dans une simple pochette plastique.
J’arrive aux bâtiments de la Direction Nationale des Migrations. J’arrive à l’endroit où tout a commencé. Aujourd’hui aux marges de la ville, la Direction Nationale des Migrations se trouve là où l’on recevait les nouveaux arrivants quand ils descendaient du bateau. C’est l’origine de beaucoup de portègnes. La Vierge de la Bonaria, discrète face à la porte, bénit les pas de ceux qui traversent. C’est la patronne des navigateurs, qui a donné son nom à la ville. Au coeur des bâtiments administratifs, se trouve un petit parc. Le silence et la tranquillité des jacarandas, ceibos, palmiers, merles, fourniers forment un fort contraste avec l’extérieur. Là, sous les arbres autochtones, toutes les races du monde sont réunies. J’y croise une asiatique, un homme andin au teint cuivré, un anglosaxon rubicond. Au fond, de l’autre côté du jardin, se dresse l’ancien hôtel des Immigrants, construit au début du XXème siècle. C’est là que je vais. Là dans l’ancien réfectoire, les étrangers issus de pays hors Mercosur font faire leur démarche.
La Direction Nationale des Migrations se trouve là où l’on recevait les nouveaux arrivants quand ils descendaient du bateau.
Je me sens toujours un peu émue. Les marches des escaliers sont marquées par les pas de milliers d’européens avant moi. Le marbre s’est déformé sous leur passage répété. D’une certaine manière, je me trouve au coeur de la ville, de son histoire récente, et on ne lui donne pas vraiment l’importance qu’il mérite. Combien de portègnes connaissent ce lieu? Là il y a aussi un musée de l’immigration. De l’espoir, des rêves, des souffrances, tout cela amenaient avec eux ces étrangers me raconte un gardien des collections, tandis que je discute avec lui pour faire passer le temps des lenteurs administratives. Et je songe que pour ceux qui sont en bas dans la file cela doit s’appliquer aussi de nos jours.
Photos : A. Labadie
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