– Pardon, Señorita
Je lève les yeux, laissant de côté le livre que je suis en train de lire. Je me suis assise sous un palmier dans le petit parc de la Direction Nationale des Migrations, en attendant que l’on me reçoive. La dame qui m’a parlé est sans âge. Mais je déduis à son visage marqué par la vie qu’elle doit être plus jeune qu’elle ne paraît.
– Pourriez vous m’aider à remplir ce formulaire, mademoiselle?
Elle me montre deux feuilles dactylographiées. Elle me demande d’écrire dans le formulaire vide de l’une, le texte qui est imprimé sur l’autre page. Je la regarde interdite. Elle se balance d’un pied sur l’autre en attendant ma réponse. Je comprends pourquoi elle s’est approchée de moi. Un fille qui lit sous un arbre a dû lui sembler lettrée, et certainement inoffensive. Surprise, je balbutie : » Juste copier ? » La simplicité de l’exercice me laisse perplexe, m’incommode : je ne sais pas comment réagir. Il y a tellement de choses comment ça, que l’on croit évidentes et qui ne correspondent pas toujours à la réalité.
– Je sais lire, mademoiselle. Mais pour écrire, je ne suis pas très à l’aise.
A son regard, je comprends qu’il serait indécent de ma part de lui poser plus de questions. Je me tais et lui souris pour la rassurer: je ne vais pas chercher plus d’explications. Je remplis ma fonction de secrétaire, en utilisant ma meilleure écriture. La lettre est une réclamation pour obtenir la carte d’identité électronique, format entré en vigueur il y a quelques années déjà. Elle me raconte qu’elle vient de Bolivie, que cela fait des mois qu’on la taraude pour passer à la nouvelle carte d’identité, que l’administration est très compliquée, qu’il n’est pas facile pour elle de venir jusqu’ici, qu’elle espère pouvoir résoudre son problème maintenant.
– C’est terrible d’être étrangère, conclut-elle d’une voix triste.
Moi j’utilise exprès le vouvoiement pour m’adresser à elle, pour exprimer du respect. Mais peut-être qu’en castillan le tutoiement n’est pas si familier et que j’ai mis une distance entre nous sans le vouloir. Enfin, disons que j’ai rajouté de la distance à celle qui existe déjà. Elle, elle m’observe avec une sorte d’admiration, à cause de ce livre que j’ai entre les mains. J’essaie de faire comme si de rien n’était, mais je n’y arrive pas vraiment. Je finis par être condescendante sans m’en rendre compte.
– Ici on vous demande un adresse mail.
Je lui dis ça et je le regrette immédiatement.
– Ou je n’en ai pas de ça…
Elle signe la feuille d’une main maladroite. Ce qui nous unit c’est que nous sommes toutes les deux étrangères dans ce pays. Avec des critères qui à elle lui paraissent très compliqués et des démarches qui lui demandent un effort supplémentaire.
– Vous aussi vous êtes en Argentine pour le travail ?
Elle me demande cela et je ne sais pas trop que répondre.
C’est terrible d’être étranger. Je continue à y penser tandis que je la vois s’éloigner, avec son formulaire prêt à être déposé. Je pense aux raisons qui m’ont conduite ici. Etre étrangère me fait voir la vie sous un autre angle. Aujourd’hui, c’est un appel à l’humilité.
Je réfléchis à tout cela tandis que je me dirige vers la file de » Questions générales » où a fini par m’envoyer le fonctionnaire qui m’a fait attendre dans le jardin. La file est la même pour tous. Je me retrouve au milieu de femmes andines aux longues tresses noires, il y a un petit vieux en fauteuil roulant, quelques bébés, beaucoup d’enfants: certains courent entre les gens, d’autres attendent sagement en tenant la main de leur maman. Je vois un homme d’affaire en costume cravate, un autre monsieur aux mains épaisses de travailleur manuel, une trentenaire espagnole très chic qui sort sa langue quand elle prononce les » z «, quelques étudiants colombiens. Nous sommes tous étrangers ici. Mais pour le reste des démarches, ça se passe en deux bâtiments différents: un pour les pays du Mercosur (la plupart des pays d’Amérique du Sud) et un autre pour les pays non Mercosur. Ensuite, je dois donc rejoindre l’autre édifice, de l’autre côté du jardin, l’ancien réfectoire de l’hôtel des Immigrants.
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