Depuis l’entrée de la cuisine, à contre-jour, je vois la plastique des traits de José. Le maté à la main, la bouilloire sur le poêle, les espadrilles aux pieds, le regard perdu et cette lumière si particulière qui entre par l’unique fenêtre. Ce serait une magnifique photo, un magnifique portrait de l’homme de la Steppe. Mais je ne suis pas venue chercher des photos. Je suis venue pour faire du cheval en Patagonie. Je ne vais pas chercher l’appareil photo. Simplement je souris intérieurement. Puis je franchis le seuil. Je m’assieds face à lui. Il me prépare un maté et me le tend, je le prends en silence. J’écoute ce qu’il a à me raconter.
José est un homme de la terre depuis toujours, «baqueano» comme on dit dans ces contrées. Il est né ici même. Il a grandi auprès de ses grands-parents, qui venaient du Chili et se sont installés sur ces mêmes terres il y a 100 ans . C’est pour ça et parce qu’il est né le 18 septembre, le jour de la fête nationale du pays voisin, qu’ici tout le monde l’appelle «le chilien». Nous avons grandi dans des contextes tellement différents mais je me sens étrangement proche de lui. Malgré l’âge, la distance, la culture, nous avons beaucoup plus de points communs que ce qu’il n’y paraît. Peut-être me rappelle-t-il mon père. Peut-être que tous les paysans du monde sont ainsi. Les mêmes mains calleuses, la même rudesse face à la douleur physique. Cette même obstination qui permet à José de monter à cheval malgré une hernie discale ou à Sylvain de chausser ses bottes malgré un pied fracturé. Ici dans les steppes de Patagonie, comme dans la garrigue du Sud de la France, le repos n’ existe pas et il n’y a pas de place pour l’autocompassion.
Après le dernier maté, José selle les chevaux et nous partons pour deux heures de promenade. Ma dernière randonnée à cheval est si lointaine, je pensais être trop rouillée pour mettre le pied à l’étrier prestement. Mais je monte avec une légèreté surprenante sur le vieil alezan qu’il a préparé pour moi. C’est celui de sa petite-fille de 8 ans, il est si gentil qu’il en est presque lent et frôle la paresse. Parfois il s’arrête presque et il faut que je le pousse à coups de talons et de rênes. Quelques heures auparavant j’étais à bord d’un bus poussiéreux sur la route 23, unique présence féminine parmi les passagers et la seule à descendre là, au milieu de la steppe. «Nous arrivons au pont» m’avait dit mon voisin, un paysan qui paraissait somnoler mais qui avait levé les yeux pour m’avertir. Il releva son bérêt avec un pouce et se poussa pour me laisser passer, il était si corpulent que je mis quelques minutes pour accéder au couloir. » On est à Pichi Leufú » cria le chauffeur en ouvrant la porte. Je jetais un coup d’oeil dehors et il n’y avait pas de village comme je l’imaginais. «Tu vas travailler à l’école? « me demanda l’assistant du chauffeur, vraiment inquiet de me laisser toute seule au milieu de rien. Pour lui, c’était là la seule explication possible de la présence de cette fille à l’accent étrange avec un bandeau et des chaussures de randonnée. Mais je ne voyais pas la moindre trace de l’école. La steppe, encore et toujours la steppe, partout. » Là-bas il y a un monsieur avec des chevaux » m’informa-t-il. Là-bas il y avait José. Il m’attendait sur son cheval bai et le vieil alezan, de l’autre côté de la route.
L’alezan n’avait pas fait preuve de beaucoup de volonté sur le trajet de l’arrêt de bus à la maison, mais maintenant que nous partons après la sieste, il semble plus enthousiaste et je marche quasiment côte à côte avec mon guide. Nous passons une petite colline et je distingue une maison en contrebas au bord d’un ruisseau. Les saules plantés sur ses berges par les grands-parents de José dessinent un étrange fil vert dans le paysage jaunâtre. Maintenant je comprends la hâte de ma monture. Là-bas se trouve la maison de Guido, le frère de mon hôte. Il nous attend déjà au portail quand nous arrivons. Je descends de mon cheval avec un saut si léger que José éclate de rire. Guido nous fait chauffer l’eau du maté tandis que nous nous asseyons sous le porche avec sa fille et ses enfants. Tout est étrangement naturel. La maison est plus ancienne et elle semble fraîche. Au fond une télé émet une musique de hiphop latino. Guido reste dans l’encadrement de la porte pour continuer à nous servir le mate en maintenant la bouilloire sur le gaz. Ses gestes sont plus posés que ceux de son frère. Les murs de la façade sont bleus clairs comme le mate en plastique et la porte vert sapin comme le pull over de Guido. Il a le même visage buriné que son frère, le bérêt noir en laine sur la tête, et dans le dos, le facón, l’énorme couteau du gaucho, une lame de 20 cm, un opinel version Argentine. Ce serait encore une magnifique photo. Mais je reste tranquille. Je ne suis pas venue chercher des photos, je suis venue pour rencontrer les gens de la terre. Je suis venue pour écouter ce qu’ils ont à me raconter.
Guido a toujours vécu dans cette maison, il a pris la relève du grand-père, tandis que José après son mariage est parti gagner sa vie en ville. Il a travaillé de nombreuses années dans un pizzéria de Bariloche, à 60 kms. Dans leur jeunesse ils ont du faire quelques bêtises et adolescents ils aidait le grand-père dans la petite usine de brique qu’il avait ici même. Avec le maté, la discussion s’étire facilement. Ils me parlent des troupeaux qu’ils avaient «avant les cendres «. Avant que ce volcan chilien n’entre en éruption il y a 10 ans et que la pluie de cendres apportée par le vent ne viennent détruire la totalité du bétail. Même des semaines après. Au début les bêtes s’asphixiaient, mais les mois qui ont suivis ont été désastreux, car en broutant elles continuaient à ingurgiter des cendres. Les 300 brebis ont péri et seulement deux vaches ont été sauvées grâce à … du coca-cola! Pas d’obstruction intestinale possible avec le soda américain. Moi je leur parle de la campagne de mon pays et de mon enfance de cavalière. Ils sont surpris par la lavande et le thym, des plantes sauvages dans la garrigue, et par ce style d’équitation à l’anglaise, comme ils disent, tellement formel et un peu trop BC BG pour les critères des gauchos.
Je remonte sur l’alezan et son pas est beaucoup moins enthousiaste quand il voit que nous nous revenons pas à la maison mais que nous longeons encore le ruisseau. Nous arrivons ensuite à une rivière beaucoup plus grande. Le canyon crée d’étranges formations rocheuses si belles, que cette fois-ci je demande à José un instant pour prendre une photo. Tout est tranquille en cette fin d’après-midi. Tout est si grand, immense. Je me sens comme dans un western. Je rattrape José, je le vois de dos, s’éloignant sur son cheval. Il se penche en avant et je ne comprends pas trop ce qu’il fait. Puis, quand en voyant le fil de fumée, je comprends qu’il vient de se rouler une cigarette. Il la tient dans la main droite, entre pousse et index. A chaque fois qu’il la porte à sa bouche, il tourne un peu la tête, les yeux entrouverts comme pour mieux savourer chaque bouffée.
L’eau de la rivière est complètement cristalline, elle court joyeusement entre les galets et les saules. On entend un hennissement au loin. Mon alezan dresse l’oreille, curieux. Le troupeau de chevaux de José est venu se reposer près de la rivière. Je me rends compte que durant toute cette chevauchée nous ne sommes pas sortis des 1000 hectares de sa propriété. C’est très peu pour les proportions de la Patagonie, l’estancia voisine possèdent près de 25 000 hectares. L’étalon qui a appelé s’est rapproché et rapidement je distingue une jument derrière les saules. Je reste attentive à la réaction de ma monture, mais il ne semble pas plus perturbé que ça. Maintenant, un bai et un alezan nous rejoignent. Il y a aussi quelques poulains. Tous sont en semi-liberté, venant se désalterer dans le torrent quand ils en ont besoin et broutant là où ils veulent. Jusqu’à 3 ans ils ne connaissent pas la main de l’homme et restent ariscos comme on dit ici, c’est-à-dire sauvages, farouches.
Je pensais que cela n’existait que dans mes rêveries d’enfant. Celles de l’ado qui avait les murs de sa chambre couverts de posters de chevaux, à l’âge où d’autres arborent ceux des boysbands en vogue. Aujourd’hui, après quinze ans sans monter sur un cheval, à la veille de mes 35 ans, je suis en train de le vivre, je chevauche avec un gaucho, qui fume le reste de sa clope sur la commisure des lèvres. Après avoir lu le dernier chapitre de l’Etalon noir, j’avais abandonné tout espoir de trouver une vallée ainsi. Mais en Patagonie c’est une realité.
J’ai passé à peine 24 heures avec José mais il me semble que ce furent beaucoup plus. Quand je reviens dans la cuisine après la douche je le retrouve au même endroit qu’avant. Il a allumé le poêle et a mis la bouilloire à chauffer. Il encore le béret sur la tête, les espadrilles, le maté à la main et ce même regard pensif. Quand tout à coup… Encore ces satanés chevreaux! Ils ont maintenant sauté la clôture du potager. Et je le vois sortir d’un bond pour les faire partir. Ils sont à sa cousine, il commence à regretter d’avoir accepté de les lui garder. Ils lui ont fait des dégats terribles au jardin…
Le soir, je lui propose de cuisiner un plat français. Et tandis que je pèle les légumes de la ratatouille, et que nous regardons à la télé un festival de doma vaquera (la version argentine du rodéo, très populaire par ici), il continue à me raconter ses histoires. Comment sa petite-fille de huit ans lui fait fondre le coeur. Il lui apprend même des choses habituellement réservées aux garçons et qu’il n’avait jamais appris à sa fille, comme manier le lasso. Son petit-fils, à 5 ans à peine, partait tout seul sur son cheval bai chez l’oncle Guido avec l’interdiction stricte de descendre si il n’y avait personne. Il était si petit qu’il était incapable de remonter tout seul sur le cheval. C’est comme ça que j’ai fêté mes 35 ans, en pleine Patagonie, tandis que à l’écran Rally Barrionuevo, un chanteur de folklore, jouait de la guitarre sur la scène du Festival National de Jesus María. Nous avons mangé la ratatouille et des beefsteak de veau de sa production car – je l’ai compris après coup – juste des légumes ce n’est pas un vrai repas pour un gaucho. Ce fût un anniversaire inattendu.
Le lendemain, alors que je prépare mon sac dans ma chambre, un bruit de moteur se fait entendre. C’est sa fille Sandra et les petits-enfants qui débarquent pour passer le week end. Une grand vent de cris joyeux déferle dans la maison. Mateo, qui a maintenant 10 ans, est déjà parti inspecter les tomates cherrys dans la serre du potager et la petite soeur se met à jouer avec les bébés de la Border Collie. Un sourire illumine ses grands yeux noirs quand elle me dit qu’ils vont en adopter un. José semble heureux au milieu de ce joyeux bazar. Je ferme mon sac-à-dos et je l’ajuste sur mes épaules. Je suis triste de partir, je serai bien restée comme une gamine de plus à jouer avec Iara et les chiots.
Sylvain, berger dans les Corbières
Yolanda, artisane tisserande dans le Nord de l’Argentine
Les tehuelches, peuples des steppes de Patagonie
Contacter CULTURA RURAL PATAGONICA (le site est en français)
Réseau de famille d’agriculteurs qui propose des expériences authentiques chez l’habitant, dans la campagne, aux alentours de Bariloche (province de Río Negro, Sud de l’Argentine)
culturaruralpatagonica@gmail.com
Tel: (+54) 9 294 4639590
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