…est le témoin discret de la cohabitation d’un Argentin et d’une Française. Elle dévoile les secrets de la vie culinaire du foyer.
Il vient d’attraper le grill en fonte dans le placard, fier d’avoir trouvé une solution à la sempiternelle question : Que mangeons-nous aujourd’hui? . Ses yeux se sont illuminés quand il a dit : Hacemos unos patys y a la mierda. Elle, elle comprend qu’elle va manger des steaks hâchés mais elle ne mesure pas la dimension sacrée que prend la viande dans ce pays. Même sous l’aspect élémentaire d’un paty – qui est en réalité le nom d’une marque pour désigner le steak haché- , elle fait l’objet de respect voire même d’une certaine dévotion.
Sa cuisson, dans sa forme la plus ritualisée (c’est-à-dire el asado, le barbecue) implique le feu, implique la braise, implique une forme de virilité nationale qui passe par le charbon et les flammes. En Argentine, un homme, un vrai, fait du feu ; il fait du feu avec n’importe quoi : une allumette et un morceau de papier, du bois mort, des morceaux de cagettes. Ce midi, dans la cuisine, le mâle est là sans pouvoir démontrer tout son potentiel national, faute de barbecue à l’air libre. Il en est réduit à surveiller la flamme bleue du gaz, attentif au grésillement de la graisse, la fourchette à la main.
Elle ne mesurepas la dimension sacrée que prend la viande dans ce pays.
Pour elle, les occasions spéciales impliquant un steak haché se limitent au steak / frites de la cafétéria de Géant Casino. Durant un instant, elle doit se souvenir du cuistot de la cafet’ dans le brouhaha des clients: Et la cuisson du steak pour la p’tite dame ? Ce doit être pour ça, par réflexe, par pur mécanisme qu’elle prononce : Saignante la viande s’il te plaît . La fourchette est restée en suspens au lieu de se planter dans la chair juteuse et c’est un argentin choqué qui la regarde. Comment ça, tu veux la manger comme ça, toute rouge à l’intérieur ?? On dirait qu’il doute tout à coup de la santé mentale de sa compagne. Quand la viande est tendre, comme c’est le cas ici, la question de la cuisson ne se pose pas: on peut se permettre de la cuire au maximum et être sûr qu’elle ne perdra pas son moelleux. Le paty bien entendu c’est une affaire plus basique mais la loi de la cuisson s’y applique quand même. Elle tente de protester, avec des données nutritionnelles (comme le fer indispensable aux femmes en âge fertile) tout ce qu’on lui a inculqué dans sa jeunesse.
Mais non les patys il faut bien les cuire, sinon c’est mauvais pour la santé lui répond-il.
Il a l’autorité et la légitimité du pays de la viande. Depuis qu’elle vit ici, elle a fini par sauter le pas, rompre le préjugé de manger la barbaque toute cuite, mais pour le paty elle essaye de temps en temps de le persuader du contraire. Il faut tuer les bactéries. Cette fois-ci, l’argument sanitaire a fait mouche. Elle se résigne, mais finit par apprécier, comme pour la viande «à la pizza». Un étrangeté qui choque ses habitudes, bouscule ses références : le filet de boeuf est comme de la pâte à pain, on y met de la mozzarella dessus, et parfois du jambon et de la sauce tomate. Il faut reconnaître que lui a su la convaincre et vaincre ses réticences quand il rajoute de la persillade ou du merken, un espèce de piment fumé, en plus des ingrédients traditionnels de cette recette. C’est pour ça, qu’aujourd’hui, quand il demande : tu veux du fromage crémeux dessus ? , elle ne lui refuse plus, comme à chaque fois. Mais elle ne peut pas s’empêcher de s’indigner un peu, juste pour la forme et pour ne pas s’avouer qu’elle apprécie ce sacrilège fait au fromage.
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