…est le témoin discret de la cohabitation d’un Argentin et d’une Française. Elle dévoile les secrets de la vie culinaire du foyer.
Elle ouvre le frigo et le regarde avec satisfaction. Au fond juste au-dessus du bac à légumes, il y a une petite boîte, rudimentaire certes, mais suffisante pour lui décrocher un petit sourire de fierté. Oui, dans son foyer franco-argentin, elle a institutionnalisé la boîte à fromage. Il s’agit d’une simple barquette de glace dans laquelle elle avait ramené un exemplaire de roquefort et de bûche de chèvre lors de son dernier voyage en France.
Dans son foyer franco-argentin, elle a institutionnalisé la boîte à fromage.
Depuis de long mois, dans ce même frigo, elle préserve avec amour la fin inexorable du mini pot de moutarde Fine & forte. La relique du pot précédent se trouve parmi les verres, comme dans toute cuisine française qui se respecte. Cette fois-ci, elle déroge à la règle et ose un grosse cuillerée de moutarde pour terminer une vinaigrette dont elle a le secret: elle va accompagner une bonne salade. Elle sort ensuite la plaque de raviolis frais achetés en magasin spécialisé. En attendant l’ébullition de l’eau, elle prépare avec tendresse la laitue, les tomates, les carottes. Il a adoré la fois où elle avait mélangé des noix et du roquefort (ou peut-être était-ce du chèvre? enfin, un fromage tout juste ramené de France). Il a parlé des fruits secs dans la salade à toutes ses connaissances pendant les semaines qui ont suivi. Cette fois-ci, faute d’autres ingrédients, elle inaugure la sauce à la moutarde. Pendant ce temps, elle plonge les pâtes dans la casserole bouillante, un peu maladroitement car elle n’a pas l’habitude d’en manipuler une «plaque» entière.
Il entre justement dans la cuisine quand elle est sur le point de les égoutter. Il l’observe d’un air amusé et à la fois réprobateur. Ici on traite les pâtes avec respect et amour. Ici, ce ne sont pas de simples nouilles que te sauvent d’un mauvais pas un jour sans inspiration culinaire. Tout bon portègne a eu une grand-mère italienne ou fille d’italiens. Une Nonna qui a passé des journées entières à élaborer ses propres tagliatelles pour nourrir toute la tribu le dimanche; une Nonna qui, de là où elle se trouve, sur terre comme au ciel, surveille la cuisson des sacro-saintes pâtes. Ce soir-là, la pauvre Cecilia doit se retourner dans sa tombe, c’est ce qu’indique le visage stupéfait de son petit-fils. La française ne sait vraiment pas s’y prendre : elle vient de vider sans ménagement l’eau sur la passoire, et les ravioles y frétillent comme des petites grenouilles hors de la mare.
En Argentine, une salade faite dans les règles de l’art est toujours coupée en fines lanières et pré-assaisonnée.
La salade n’aura pas le succès attendu. Au contraire, elle sera l’objet de commentaires désobligeants, traitée de «non-terminée», «faite à la va-vite», ce qui, selon elle, est complètement injustifié. Il faudra plusieurs minutes d’échanges pour comprendre ce qui dérange. En Argentine, une salade faite dans les règles de l’art est toujours coupée en fines lanières et pré-assaisonnée (et n’a d’autre fonction que d’accompagner la viande). Tandis qu’en France couper les feuilles de la salade n’est pas très orthodoxe: tout cuisinier prévenant s’excusera quand, pour une question de taille, il s’est retrouvé dans l’obligation de le faire.
Depuis lors, dans cette maison, la salade a pris le même destin que la boîte à fromage. Elle est devenue un plat hybride, interculturel. Parfois les feuilles sont laissées intactes à la française et la sauce est intégrée, à l’argentine. Ou parfois c’est l’inverse. Et, quand l’occasion se présente, quelques noix ou des morceaux de roquefort viennent agrémenter le tout. L’exotisme du quotidien, surtout dans la cuisine passe avant-tout dans les détails.
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